enser l'impératif de l'espace public urbain est indissociable d'une éthique de l'urbanisme. A partir de l'examen des raisons de la réussite d'un lieu concret par un architecte, il s'agit ici de montrer la nécessité de l'ouverture universelle de la pensée pour repenser l'espace urbain et pour mieux comprendre l'impératif de l'espace privé, c'est-à-dire fondamentalement de l'intimité. Espace public et espace privé doivent donc être compris solidairement.
Le questionnement sur la complexité du phénomène urbain conduit invariablement à envisager le nécessaire changement de paradigme pour mieux projeter l'espace. Nous nous inscrivons dans l'hypothèse que ce nouveau paradigme ne peut être pensé sans référence à ce que l'on peut appeler l'art urbain. Pour Bernard Huet, "l'art urbain, c'est presque toujours l'art d'accommoder les restes, l'art de recoudre des fragments hétérogènes pour reconstituer une logique de continuité urbaine"1. Le ressort de cet art relève donc tout naturellement de l'invention. Ceci exige une amélioration de notre capacité à lire l'espace, lecture toute faite de finesse, de nuances, exigeant une meilleure compréhension des codes génétiques de cet espace2. Cette approche peut tenir à la fois du poétique, c'est-à-dire de l'art, et du scientifique.
La réflexion engagée ici s'inscrit dans l'orientation générale définie ci-dessus et confère toute sa place à la sensibilité3.
L'art urbain en tant qu'art, le sensible et la dimension éthique de l'intervention sur l'espace prennent alors une valeur universelle dont la reconnaissance devient la clé de voûte de l'interprétation de l'espace et, par voie de conséquence, du projet. Nous verrons que, loin d'être une utopie, cette position ouvre un large champ de questionnements pouvant même présenter un caractère opératoire immédiat.
Le propos qui suit prend ainsi la forme suivante. A partir des principes auxquels nous sommes arrivés ci-dessus est envisagée la relation entre les notions de public et privé, fondement de la compréhension de l'espace urbain. Vient ensuite l'analyse d'un site concret permettant une reconstruction et une mise en jeu des savoirs engagés dans la perspective de cet article. Le but consiste dans l'effleurement de la question d'une éthique de l'urbanisme articulée sur les valeurs universelles de l'art, de l'éthique et de la religion permettant de maintenir une distance critique par rapport aux impératifs de l'économique4.
En fait, le questionnement est venu de notre expérience sensible d'un "espace" New-Yorkais à statut hybride public/privé dont les qualités sont largement reconnues comme nous le verrons ultérieurement. Notre recherche a eu pour finalité de comprendre les raisons de la réussite d'un projet qui a fait naître un lieu, ce qui nous a conduit à nous interroger particulièrement sur les sources d'une conception architecturale remarquable5.
Or, cette problématique nous a imposé un recours à l'universel au travers notamment de la révélation de "sources méditerranéennes" du projet.
Il nous faut cependant éclairer notre usage de la dyade public/privé dans le présent travail.
Le mot "public" sera d'abord compris dans un sens universel, ce qui unit le tout de l'espace humanisé et ouvre de ce fait au tout de la civilisation. Ce tout est alors une agora universelle formant "le Cadre unissant mutuellement le ciel et la terre, les mortels et les dieux", unissant donc le monde. Le public fonde le Cadre de cette unité6.
Le mot "privé" impliquera ici l'"appropriation" des choses par l'être humain, la racine "propre" donnant le sens de ce que l'on a en propre, en tant que tel, et non pas comme propriété privée. L'être "s'approprie" signifie donc qu'il appelle les choses afin qu'elles soient en propre pour lui dans leur être. Mais elles ne peuvent "être" que dans leur unité avec le monde, rassemblant le monde dans l'unisson mais distinctes de lui. Seule cette unité est susceptible de permettre le perpétuel déploiement des choses. Nous pouvons donc comprendre cet appel comme un recueillement des choses qui se déploient alors dans la conscience de l'être humain, à l'unisson du monde et chargées des valeurs universelles de l'art, de l'éthique et du sacré7. Le sens de ce mot "privé" se condense dans le "recueillement", le "se recueillir", dimension de l'intime qui implique la plus proche présence possible du monde dans l'être. L'espace privé est celui du rapport intime avec le monde. L'espace public est la condition même de cette intimité. Dans leur rapport commun avec l'universel, espace public et espace privé se trouvent mutuellement garants de leur être.
Il est donc clair dans ces conditions que l'opposition classique public/privé n'existe plus. La reconnaissance de ce rapport mutuel entre l'universel et l'intime nous mène au coeur du problème de la relation public/privé. Il n'y a plus opposition et tout devient nuances8. Affleurent partout et dans la contemporanéité, public et privé, dehors et dedans, passé et présent, mortels et divins, ciel et terre. Affleurent aussi les diverses strates de la ville9.
La ville est cet artefact du tout de la civilisation qui permet l'auto-développement de l'être de l'étant/chose mais aussi sa fragilisation par le déroulement d'un processus qui conduit à une individuation extrême soumise au péril de l'isolement. Comment mieux comprendre cette fragilité qu'au travers de la sensibilité? Cet être fragilisé par l'exacerbation de l'intime recèle pourtant une force considérable lorsqu'il atteint l'unité avec le tout, la reconnaissance dans le tout, à l'unisson mais distinct. Cette force est celle qui meut son auto-développement.
Nous touchons là de manière absolue la question du code génétique. Nous partons donc de l'hypothèse que penser l'urbanisme en termes de changement de paradigme implique le recours/retour au sensible et au respect du sensible. L'éthique, le sacré, l'esthétique sont convoqués dans ce nécessaire recours/retour à l'humain qui nous permet un recours/retour aux choses, comme celles de l'espace physique par exemple. Nous comprenons que ces choses/étant ont un être qui est celui de l'apparition à l'être de l'humain. Tout ce qui a été écrit précédemment touche donc également l'être des choses et l'être de l'humain qui sont indissociables. Cette dimension semble pourtant aujourd'hui largement oubliée au bénéfice du jeu des apparences, de la copie. La plupart des espaces publics réalisés ne sont que des copies où les choses ne se déploient pas mais sont disposées les unes à côté des autres accompagnées des discours idoines10. Aucun lieu alors, malgré évocations et invocations.
Nous allons donc nous tourner progressivement maintenant, afin de l'expliciter, vers le cas singulier que nous appellerons lieu, ce micro-espace public annoncé dans le titre de l'article.
Ce titre demande toutefois quelques explications. Il a une double signification. Tout d'abord, il laisse entendre une translation des jardins andalous vers New-York. Nous avons donc tout d'abord un élément symbolique de la culture méditerranéenne, une chose qui s'est déployée dans son être pour devenir un universel méditerranéen, le jardin andalou. Mais il y a aussi un glissement de sens qui laisse entendre que cet être s'est redéployé à l'échelle du monde, a été appelé par et dans la métropole mondiale, a transmigré.
La deuxième signification entend la présence de jardins andalous et de la méditerranéité à New-York, une présence concrète, un affleurement du jardin andalou. Cet aspect sera mis en évidence au travers du langage architectural de l'architecte maître d'oeuvre du projet d'espace public étudié ici.
Mais évoquer l'Andalousie qui unit culturellement les trois continents qui bordent la Méditerranée, signifie faire appel à la méditerranéité. L'Andalousie symbolise ici la Méditerranée, creuset de culture, ce "dispositif,...machine à faire la civilisation" comme l'exprimait Paul Valéry11. En prolongeant cette pensée on peut dire aussi que cette machine a produit dans la longue durée à la fois les formes urbaines les plus complexes et l'émergence de l'intelligence de ces formes. Comment expliquer autrement la force et la richesse de l'école urbanistique italienne à laquelle nous ferons référence, notamment à partir d'un concept apparemment anodin mais pourtant essentiel pour faire la ville, le contenitore12.
L'idée de la translation veut attirer l'attention sur la possibilité même de cette translation. Celle-ci n'est pas synonyme de circulation d'un modèle, elle est plus exigeante. Elle veut signifier ici "saisie" par un être qui a les capacités de cette saisie. Nous voulons exprimer par là que New-York présente des caractéristiques "méditerranéennes": la métropole américaine est bien aussi une machine à faire la civilisation en s'auto-produisant: produit d'un énorme investissement humain dans la courte durée produisant la ville. Les mutations rapides sur une trame viaire stable y ont matérialisé tout le champ possible des projets sur la ville, à toutes les échelles, mêlant toutes les influences. Dans ce cadre, il est commun de penser architecture mais il l'est moins d'évoquer la fantastique expérience des espaces publics. Seule exception, Central Park, exemplaire d'ailleurs de l'exigence de qualité de la vie d'une population farouchement attachée à l'identité de la ville et à sa propre identité et, surtout, très influente par sa richesse intellectuelle réputée critique.
Ainsi, il est possible de voir une parenté avec les villes méditerranéennes, une parenté dans les capacités inventives. Dans ces conditions, quelles formes spécifiques d'espace urbain y ont-elles été réalisées? Quels enseignements peut-on tirer de ce rapprochement ?
Ce travail s'engagera modestement dans cette quête au travers justement de l'étude d'une de ces formes d'espaces publics spécifiques inventées par New-York13.
La démarche nous conduit ainsi à appréhender deux échelles: celle de la "ville" afin d'aborder plus généralement le thème de la genèse de l'espace urbain, ce tout autorisant le singulier; celle d'un espace singulier public/privé envisagé concrètement. Des enseignements en seront tirés tendant à lier les deux thèmes dans une perspective projectuelle.
La recherche des codes génétiques évoquée supra appelle ici une double référence. Tout d'abord celle déjà mentionnée d'une pensée méditerranéenne de l'espace urbain comme en témoigne l'école urbanistique italienne. Ensuite celle faite à la genèse des espaces de la ville méditerranéenne elle-même. Celle-ci apparaît bien comme une matrice de formes dont l'observation est susceptible de nourrir une compréhension à caractère universel des codes génétiques de l'espace urbain. Ainsi, Kenneth Frampton, s'appuyant principalement sur l'antiquité méditerranéenne au travers de l'étude de Milet, Priène, Pompéi, Pavie..., a été conduit à distinguer l'oeuvre de ce qu'il appelle le travail. Plus concrètement cela signifie que la ville est faite d'une part d'espaces dessinés et de monuments qu'il qualifie de structures et, d'autre part, d'une production anonyme occupant les interstices qui "fourmillent du développement d'un feuillage infini d'abris biologiques gardant perpétuellement un caractère cellulaire"14.
Dans la même orientation, Giulio Carlo Argan a distingué les tracés réguliers, les distributions ordonnées, de ce qu'il appelait les "intérieurs" de l'espace urbain, espaces hybrides comme le portique d'une basilique, la cour d'un palais, l'intérieur d'une église, qui peuvent être compris comme des ramifications prolongeant l'espace public15. Le plan de Rome de Giambattista Nolli réalisé en 1748 où ces espaces apparaissent en creux au même titre que les voies et places publiques en est une illustration frappante, comme le montre le document ci-dessous16.
Extrait du plan de Rome de G. Nolli, 1748.
L'intérêt ici est de constater la complémentarité des deux approches où l'une met en relief les productions "intersticielles" et l'autre les édifices à caractère monumental mais dont la pratique est largement publique. L'exemple que nous développerons se nourrit de ces deux approches, comme nous le verrons ci-après.
Nous sommes ici en symbiose avec les racines de cette pensée de la ville incarnée par Alberti et Palladio et prolongée par Bruno Zevi et bien d'autres, considérant comme indissociables espace urbain et espace architectural.
Comme synthèse, nous pourrions aussi évoquer Louis Kahn qui caractérisait la ville comme une assemblée de "lieux", pièces articulées sur la rue considérée elle-même comme une pièce "d'entente"17.
Le site trouvé à New-York s'inscrit donc dans la logique de "l'intérieur", la logique du "feuillage" mais aussi, comme nous le verrons, de l'édifice monumental.
Il s'agit d'une parcelle antérieurement occupée par un club select et perpendiculaire à la 53ème rue/est où a été réalisé en 1966 le premier "vest pocket park" de New-York18. A l'origine de cette opération se trouvait le nouveau propriétaire de la parcelle, William Paley, président de la CBS. Celui-ci a donc décidé la création en l'honneur de son père, Samuel Paley, d'une fondation chargée de construire et d'entretenir un parc destiné au confort urbain des habitants de New-York, d'où son nom de Paley park. L'origine et l'entretien de cet espace à vocation d'usage public est donc privée, au sens juridique du terme.
L'architecte choisi fut Robert Zion associé à Albert Preston Moore. Précisons que R. Zion avait déjà formé auparavant le voeu de réaliser ce type de projet.
La parcelle avait 1OO pieds de longueur (30,4 mètres) et 42 de largeur (12,5 mètres). Sa surface d'environ 400 m2 était donc très petite, un "micro" espace.
Il semble que l'architecte ait suivi simultanément une double démarche, l'une puisant dans l'histoire et s'inspirant de l'antiquité grecque, l'autre, s'inscrivant dans le contemporain et se tournant vers l'architecte paysagiste mexicain, Luis Barragan19.
La forme de l'espace, ses dimensions ont pu inspirer à Robert Zion l'idée d'un temple, un temple hypèthre20. De fait, la première impression correspond à ce sentiment. Le trottoir s'étend vers un "pronaos" encadré par deux arbres in antis. L'accès au naos est matérialisé par un passage resserré entre deux édicules et comportant quatre marches. Au fond du naos, la "divinité" est remplacée par un mur d'eau. Une sensation d'harmonie se dégage de cet espace aux proportions équilibrées. La référence à un édifice religieux apparaît assez nettement, ce qui nous renvoie d'une part à Giulio Carlo Argan et nous conduit d'autre part directement à Luis Barragan.
Plans du temple d'Héra à Paestum extrait de l'ouvrage intitulé "Monde grec" cité en bibliographie et de Paley Park à la même échelle. Le plan de Paley Park a été réalisé par l'auteur d'après un relevé rapide et des photographies.
Cet architecte, identifié comme "rationaliste du sud", était en réalité en marge des grands courants de l'architecture, à contre-courant de la mode. Il a été marqué dans sa jeunesse par l'Alhambra de Grenade et par l'architecture mauresque. Il fut aussi frappé par la maîtrise de la couleur dont faisait preuve son ami Ferdinand Bac poète, musicien et paysagiste qui a réalisé le jardin des Colombières à Menton en revisitant le style méditerranéen espagnol. Il était amoureux de la peinture espagnole, notamment celle de Goya.
Ce qui peut nous intéresser ici réside particulièrement dans la réussite par Barragan des parcs, des vestibules et des patios de ses maisons et de ses jardins "dans des coquilles de noix". Cet architecte de "la pure émotion esthétique" sentait le jardin comme un foyer, une miniature contenant l'univers, contenant le tout de la nature.
Paley Park, un rassemblement de lieux sacrés naturels. Les deux premières photographies ont été extraites de l'ouvrage de C. Norberg-Schulz, "Genius loci". La photographie de Paley Park a été réalisée par l'auteur.
Paley Park (MP).
Barragan était nourri de l'impression de paix et de bien-être émanant des lieux religieux. Il entendait la maison comme une "représentation domestique" de l'espace religieux. Il insistait aussi sur la "logique irrationnelle du mythe", indissociable du sentiment religieux à l'intérieur du phénomène artistique. Pour lui, la mission spirituelle de l'architecte était de créer des lieux transmettant un sentiment de sécurité, permettant de "se retrouver". Nous sommes proches ici du "recueillement". Son souci était la préservation de l'intimité21. Ces thèmes sont profondément méditerranéens22. La Grèce, l'Italie, les îles ne sont-elles pas faites d'univers en miniature? Ne sont-elles pas chargées de lieux? Les maisons du Maroc ne se lovent-elles pas dans leur intimité comme celles de Pompéi? L'énumération pourrait se poursuivre longuement...
Il est donc possible de saisir l'influence exercée sur Zion. Dans son désir de réaliser le même idéal de création d'espace intime, celui-ci a su décliner le vocabulaire de Barragan dans son "temple" de Paley park. Prenons quelques exemples de ces choses qui "sont", dans l'unité du temple, dans l'unité du monde.
Les escaliers: leur rôle dans la mise à distance de la rue, du "dehors" est classique. Ici, cela ne va pas sans rappeler les escaliers de Barragan qui conduisent à ses vestibules.
Les murs: Zion a construit une enceinte rugueuse de briques d'environ quatre mètres de hauteur contre les parois des bâtiments voisins, définissant un espace à l'échelle intime de l'homme. Le mur du fond, un mur d'eau est autonomisé par rapport à l'ensemble et, par sa hauteur de six mètres, confère à l'intérieur de l'"édifice" ses harmonieuses proportions. Chez Barragan, les murs ne "pèsent" pas mais sont "forts", pensons aux parois basses de ses patios. Ici ils "allègent" les murs élevés des immeubles voisins et font exister le lieu. D'autre part l'autonomisation des murs est aussi une caractéristique de l'architecte mexicain.
Le sol: l'aire centrale arborée, l'aire de vie, la place, est matérialisée par des pavés de granit irréguliers et est encadrée par un sol lisse fait de dalles de granit également.
Il est possible de trouver ici un lien avec ce que Barragan avait qualifié de "spiritualité médiévale" lors de sa découverte de Sienne: murs de brique, pavés des rues et des place23. Ici leur présence et leur rencontre avec les dalles lisses relève d'un jeu subtil avec la texture de la matière et, par cela même, rappelle encore l'architecture de Barragan. Chez ce dernier, la texture affleure toujours à travers la couleur.
L'eau: l'architecte a mis en scène un mur d'eau qui s'écoule dans un bassin. La surface du mur, rugueuse et irrégulière brise la nappe d'eau en un jeu infini de mini-cascades. Le murmure de l'eau assourdit les rumeurs de la rue et emplit l'espace de sérénité. Barragan évoquait souvent "le murmure silencieux" des fontaines. Comment ne pas voir là l'influence des jardins d'El Pedregal mais aussi les souvenirs lointains des chutes d'eau d'un village d'enfance de Barragan.
Les arbres, la végétation: Zion a créé dans l'enceinte du temple un "bois sacré" de douze robiniers ou faux acacias, liant la terre et le ciel, les mortels et les divins.
Les orants (MP).
Les troncs des arbres semblent s'appuyer directement sur les pavés ou bien en surgir, tels des colonnes ou des orants24.
D'autre part, deux arbres se trouvent à l'entrée du "pronaos" et trois autres sur le trottoir, au bord de la rue. Ces véritables frontons externes jouent un rôle complexe: ils forment une paroi protectrice "filtrant" les automobiles à partir de l'intérieur ou cachant l'intérieur à partir de la rue; ils projettent l'espace intime vers la rue; ils "happent" les passants.
Le lierre ruisselle des parois latérales, comme l'eau ruisselle du mur de fond, mais ne les couvre pas. La texture des murs en est même valorisée. Des bacs à fleurs égayent le sol...
Barragan disait que ses jardins devaient contenir "le tout de la nature".
Entrée sur la rue (MP).
Vue sur la rue (MP).
La lumière: sa nature varie naturellement en fonction des saisons mais du printemps à l'automne, l'espace, orienté plein sud est relativement bien ensoleillé. Cela permet durant les jours de floraison la jouissance d'une lumière diffuse, animée par les petites feuilles et prolongée par les grappes de fleurs. L'hiver, la lumière se découpe sur les branches nues et magnifie leurs prières. La nuit, elle se démultiplie au hasard des mini-cascades et éclaire indirectement le lieu. Les masses des bâtiments voisins imposent aussi un caractère "indirect" à la lumière et R. Zion a su profiter de ce qui semblait être le handicap majeur d'un site en milieu urbain hyper-dense. Il s'avère que Barragan était un spécialiste de la lumière indirecte.
La couleur: l'ensemble sobre, austère, empreint du rouge de la brique et du gris du granit est illuminé par la présence de bacs à fleurs de couleur vive jaillissant du sol. Les couleurs gaies de Barragan, issues de l'art amérindien se concentrent ici dans les fleurs qui appartiennent alors pleinement au tout du lieu.
Vue vers le mur d'eau (MP).
Ce lieu est donc en même temps un lieu sacré rassemblant le tout de la nature, un temple dans le sens absolu de l'édifice religieux, un vestibule, un patio, un jardin, un micro-espace qui concentre l'univers et qui ramène au soi... un théâtre avec la scène où joue l'eau...
La présence de Barragan semble évidente mais l'architecture est bien celle de Zion qui a su assimiler une leçon. Cette leçon majeure est celle de l'invention, c'est-à-dire une conception originale à partir d'éléments existants. L'intérêt particulier réside ici dans ce glissement subtil du style de Barragan chez Zion, à sa manière. C'est l'invention de Zion et cette invention architecturale rejoint l'invention d'un espace public nouveau, le micro-espace public dans la ville dense.
En ce sens, la réussite est également totale qui ne s'est pas démentie depuis 32 ans. Chaque jour, deux à trois mille personnes ont une pratique de ce lieu si fortement articulé avec celle de la 53ème rue, au coeur donc d'une forte centralité New-Yorkaise. Précisons que le lieu, ouvert gratuitement au public de huit heures du matin à huit heures du soir, est doté de vingt tables et de soixante chaises confortables dessinées par Harry Bertoia ainsi que de bancs en granit courant le long des parois. D'après un chercheur américain, William H. Whyte, la moitié des passants s'arrêtent et regardent, la moitié d'entre eux sourient25. On rejoint ici l'idylle de la rue évoquée par Christian Norberg-Schulz pour Rome, entre monumentalité et intimité26. Et pour Barragan, un lieu n'était-il pas une musique dans la ville ?
En conclusion, à partir de la réussite d'un lieu qui rassemble le tout du monde et donc de l'art, de l'éthique et du sacré, nous souhaiterions ouvrir une réflexion urbanistique. Nous pouvons trouver en effet un autre enseignement méditerranéen, et cela à partir de l'invention du concept de "contenitore" défini précédemment. Les abris biologiques, les pièces urbaines sont appelés dans le temps à changer de fonction, d'usage, de sens, à se recomposer. Le concept de contenitore s'applique en général à des édifices ou à des ensembles d'édifices recensés comme contenants de mutations possibles. Ils représentent ce que Bernardo Secchi appelle la perméabilité urbaine et sont un outil du projet urbain à manipuler finement, notamment dans les plans régulateurs. Les archétypes en sont les palais, les couvents, les églises, puis maintenant les friches industrielles. Ils sont ces intérieurs qui sont appelés à produire la qualité de la ville. Ils glissent le plus souvent du statut privé à celui de service public à pratique "semi publique". L'exemple New-Yorkais peut être considéré comme une contribution à une ouverture du concept. Cet exemple de revalorisation de l'espace urbain public ouvre en effet la perspective à la fois d'adjoindre explicitement aux contenitori classiques des "contenitori espaces publics" et aussi des "contenitori abris biologiques de futurs espaces publics". N'oublions pas en effet un objectif de cet article qui est de contribuer à redonner d'urgence sa place fondamentalement prioritaire à l'espace public à partir du sensible, garantie de l'intimité de l'être, de son intégrité. Au-delà de leur intérêt pour le présent, de nouveaux espaces publics/lieux sont un réel investissement pour la perméabilité de la ville du futur, contenitori pour la régénérescence de l'espace urbain et pour le renouvellement des pratiques sociales. Ils demeureront des "abris biologiques" à la condition que le projet conscient de l'homme respecte et habite l'intérieur même de l'abri, lui "gardant perpétuellement son caractère cellulaire". Le micro-espace public à l'échelle de la parcelle contribue donc à ouvrir le possible dans la recherche de formes flexibles organiquement liées à l'espace du tout. Il est clair qu'il s'agit là d'un art urbain, ponctuel mais susceptible d'enrichir la ville dans la durée27.
Ne serait-ce pas aussi un moyen de "ne pas laisser la ville devenir de plus en plus le lieu pétrifié des arrangements ne laissant plus aucune disponibilité par l'affectation de fonctions étroites" ?28. Ne serait-ce pas une contribution à l'avènement de la civilisation du jardin appelée par Lewis Mumford ?29.
Architectes d'Italie, architecte du Mexique via l'Espagne et le Maghreb, penseurs phénoménologues à la source des mots grecs, cités et temples grecs, villes de Rome et Rome ville baroque...ont été conviés ici pour exprimer la transmigration polymorphe de cette méditerranéité dont l'être est venu habiter un lieu américain par l'intermédiaire d'un architecte américain. Ce lieu est un apport à une nouvelle éthique d'un urbanisme revenu à la dimension de l'être humain30.
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