Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain.


’escalier, élément architectonique s’il en est, servira ici de prétexte à une interrogation sur la signification de l’espace urbain, de l’« écriture urbaine » et sur la prise en considération de cette signification dans le cadre de l’intervention sur l’espace public.

Les urbanistes semblent n’accorder “ qu’une place très réduite aux problèmes de la signification ” et l’on peut s’en rendre compte au travers notamment du “ conflit entre signification et raison ”. La raison, toujours dominée par l’utile, noie la signification. Ce constat a été clairement exprimé voilà près de quarante ans par le sémiologue Roland Barthes. Kevin Lynch, précurseur dans le domaine de la sémantique urbaine écrivait quant à lui que la signification « était un problème difficile dans une ville ».

Depuis lors, en rapport avec les mutations considérables touchant l’espace urbain et la prise de conscience des exigences de la complexité, une approche plus fine des questions concernant notamment l’espace public et l’éthique s’est affirmée dans les recherches et dans les discours. Est apparue clairement la nécessité de développer les moyens de mieux lire la ville pour mieux répondre aux exigences de son rôle « essentiellement et sémantiquement » « lieu de rencontre avec l’autre », de lien entre les humains dans la durée, condition donc de l’existence du monde.
Devant un tel enjeu on pouvait s’attendre, en évoquant les propos d’Edgard Morin appelant à la complexification des idées, à une complexification des réponses dans le domaine de l’intervention en milieu urbain, prenant la forme par exemple d’une diversification pertinente des solutions apportées à l’aménagement urbain aux différentes échelles. Il est cependant loisible de constater une évolution générale tendant à l’uniformisation des espaces, à un aplatissement du sens. Tout cela est bien connu de tous. Mais imaginons nous suffisamment l’impact de ce processus sur le lecteur de ville que nous sommes quant à l’« actualisation en secret » des fragments de l’énoncé urbain que nous parcourons dans notre vie ?

Roland Barthes avait alors souligné l’insuffisance de la recherche dans le domaine de la signification symbolique, le symbole « se rapportant à une organisation signifiante syntagmatique », les éléments étant « compris comme signifiants davantage par leur position corrélative que par leur contenu », les corrélations ne pouvant jamais être renfermées « dans une signification pleine ».

L’exemple de l’escalier dans l’espace public nous semble particulièrement pertinent pour aborder cette question. Son identité, sa permanence en tant qu’objet et son rôle d’intervalle densément vécu sont une évidence, une réalité pour tous, pour la “ multitude des spectateurs ”, comme l’exprimait Hannah Arendt.
Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain. On pourrait même sans grand risque faire l’hypothèse de la stabilité de facto de sa signification symbolique dans la longue durée. Encore faut-il ici manifester une exigence, celle de faire émerger des aspects de cette signification symbolique perçue par la multitude afin de contribuer à l’élévation du niveau de l’exigence publique dans le domaine du projet, en fait mieux répondre aux préoccupations de Roland Barthes et aux enjeux éthiques concernant l’espace urbain.

Roland Barthes avait montré la vanité d’une correspondance signifiant/signifié en matière de symbole. Pourtant, dans le cadre de l’action sur l’espace public, le signifié accolé généralement à l’escalier est tout ce qu’il y a de plus banal. C’est la dimension étroitement fonctionnelle, utilitaire. Cela est écrasant et conduit à l’enfermement de l’idée, à l’oubli de l’essence. Ou bien, c’est le contraire, alors nous avons l’escalier monument…connu de tous, patrimoine de l’humanité, l’escalier « Potemkine » à Odessa, la montée du Capitole à Rome, Notre Dame de Tinos…

Pourtant, où qu’il se trouve dans la galaxie des éléments urbains signifiants, l‘escalier occupe une place singulière, il est vecteur de corrélations infinies. Mais à quels signifiés pouvons-nous prétendre ?

Rappelons ici que selon la linguistique moderne la poésie serait la « langue maternelle du genre humain ». De cette idée nous retenons que la signification première des images que nous enregistrons serait poétique, douce excitation de nos souvenirs.
Des toits de maisons, des restanques, sont des escaliers qui font de nous des géants, nous permettent de gravir la montagne, liant la vallée à la forêt, la terre au ciel, le monde des hommes à l’univers. Les toits et les restanques sont des gradins, des marches. L’ascension ou la coulée sont légères, rythmées visuellement. L’escalier se déploie, se déplie en accordéon, l’accordéon des marches, la corrélation des espaces.
Mais si à l’origine du langage il y a la poésie, les mots sont venus fixer le sens, celui des origines, le sens de l’apparition du monde, celui qui est recherché par les philosophes. Nous nous devons donc de creuser le sens des mots pour mieux dire et lire, nous nous devons de faire retour au sens, usé par la pratique, par l’habitude, aplati, affadi.

Utilisons « l’étymologie comme schème de travail », à la manière de Michel Henry : « qu’elle soit vraie ou fausse », cela n’a pas d’importance. Voyons par exemple la ressemblance du mot escalier, en latin scala, avec le grec « skalinos », mot signifiant oblique, qui boîte. Le mot grec pour escalier étant « klimax »,de « klima, inclinaison ».
Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain. L’escalier, c’est donc d’abord le mouvement oblique, mouvement ascendant ou coulée. On boîte en gravissant ou descendant l’escalier, le déséquilibre nous fait boiter, nous y reviendrons.
En appui sur la terre, la paroi oblique de l’escalier nous invite à la conquête du ciel.
Si nous restons dans l’idée de l’ascension, l’escalier joue bien le rôle d’élévation du bâtiment, de l’église, de l’esplanade et nous appelle à eux. Il les met à distance pour mieux nous élever vers eux. Il peut même offrir un titre de noblesse aux espaces déshérités.

J’ai eu la chance de bénéficier d’une enquête privilégiée auprès de mes étudiants de première année. La semaine dernière dans un exercice, nombreux sont ceux qui spontanément ont examiné l’escalier dans l’espace public urbain. J’ai rencontré deux extrêmes : l’escalier qui nuit, l’obstacle et l’escalier décor, élément majeur d’une scénographie. Pourtant l’obstacle même exprimait une souffrance théâtrale devant l’effort, un drame. L’escalier sépare et relie, il est l’intervalle même, intervalle aussi entre ces étudiants, séparés et reliés par le sens. Intervalle entre l’origine bien assise, la première marche du départ vers l’objectif invisible là-haut, l’aventure inépuisable vers laquelle tend la ligne directrice.
Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain. L’escalier est cet intervalle visible entre passé et futur, rythmant les marches de l’instant, paroi entrouverte, il est notre intervalle de pensée, son ascension ouvre notre horizon. L’escalier dans l’ascension, c’est le chemin métaphorique de la vie, c’est le vertige du passé, derrière/devant. C’est la vie comprise comme accomplissement. On avance par étapes, on fait escale. Chaque marche gravie fait de nous un autre.

Dans la descente l’escalier n’est pas aussi lisible, il accompagne notre plongée visuelle, il guide notre dévalement. C’est la plongée vers le vu, semblable au connu d’un retour. Si la descente est grandiose et triomphale, alors elle est encore ascension, elle est une élévation de l’âme. A l’occasion d’un travail personnel de fin d’études, de la fissure entre deux bâtiments, une étudiante a fait s’écouler un escalier sur la place, renforçant ainsi la signification même de la place. Il y a donc toujours élévation, élévation physique ou de l’âme. L’élévation c’est le futur, ce qui nous porte, la descente peut être tristesse, elle est plus souvent simple neutralité du retour habituel.
L’ascension ne peut être neutre, c’est un événement marquant. L’escalier ne serait donc jamais neutre !

Les mots ouvrent le sens comme l’espace public ouvre le monde en le permettant. Comme d’autres mots indo-européens désignant l’espace de tous, le mot escalier est issu des épreuves de nos sensations, de l’expérience, des relations entre les hommes, d’un prédicat. Comment ne pas penser au mot indo-européen « sentus », sentir/éprouver, qui donne le mot « sentier ». Ou encore « stanos », « se tenir » … la « restanque ». Ou encore « agora », « rassembler ». Le mot russe « tolpa », « la foule », peut-être aussi les mots français « troupe/troupeau », viennent d’un mot indo-européen signifiant la place, là où il y a place pour les gens. Le peintre tchèque Mucha a merveilleusement, poétiquement, exprimé la place Rouge « multitude/place publique » … et le cinéaste Eisenstein a filmé dans « Le cuirassé Potemkine », l’escalier/place/multitude, mettant en action la tension ascension/élévation//descente/plongée des hommes. C’est une place publique qui chavire vers la mer, qui coule, symbole de la chute de l’Homme.
La chute de l’espace public est celle de l’Homme.

Nous avons compris l’escalier comme lien entre les lieux, entre les hommes, entre l’homme et l’espace, comme processus puissant de la marche, de la conquête. Il exige d’être lu à la hauteur de toutes ces significations et d’autres à inventer.

Maintenant, à propos, notons comme les mots lien/lieu/lire sont semblables, le mot « lego » en indo-européen et en grec en est l’origine comme il est à l’origine de « dire » et peut être aussi de « locus » le lieu, « lux »la lumière, « lukos », la clairière, « lucus » le lieu sacré, « luzhok », le petit pré en russe ou « lutch », le rayon dans cette même langue. En fait éclairer est sans doute antérieur à dire. Le rayon qui éclaire la clairière pour la dire. Tout cela est en fait très proche. L’expression « lire un lieu » est tautologique, car ce qu’on appelle lieu ne peut l’être que si on l’a déjà lu et on l’a lu car il est apparu à la lumière. Dire un lieu c’est l’avoir déjà lu, avoir lu ce qui est vraiment à lire, ce qui s’offre au lire et au dire vrai, et lire c’est voir, on ne peut regarder un lieu, ce n’est plus un lieu, c’est un endroit, un site quelconque.
Le rapport avec l’escalier ? L’oblique, la diagonale rouge de Kandinsky, le trait qui lie… et esca-lier se met à ressembler à lien, lire, lieu. Il est le lieu intervalle, il est lisible, dicible, il est lien … le conflit raison/signification pourrait-il se résoudre partiellement dans la déraison ? Gaston Bachelard disait toute l’importance de l’égarement, de l’exagération pour vivre la rêverie.

Il y a tant à ajouter. Nous avons dit que l’escalier est métaphore de la vie, la vie y explose de mille couleurs, celles de la vie éprouvée et celle de la vie politique. Il nous donne une échelle de mesure de l’espace et du temps. Les marches sont posées devant nous et attendent chacun de nos pas. L’escalier est le sentir à l’échelle du pas.
Il est la marche, « margo », la marge, la frontière, un franchissement continu de frontières et sur chaque marche on peut se poser, « lekhos/le nid », encore « lego », car la marche elle-même repose « lezhit » en russe, encore « lego ».

L’escalier ouvre donc le possible de notre liberté car il est choix, ne serait-ce que cette liberté minimale, mais amplifiée par rapport à la simple route, de choisir les modalités de notre ascension, de régler notre pas.
Mais c’est aussi la liberté issue de la loi/lien « lex », il est legs et nous en sommes comptables devant la Loi. Il rassemble les hommes mais en même temps les sépare, les aide à se distinguer ; il ne saurait aisément permettre la compacité, son essence est le mouvement, la lutte. Il n’est pas la tribune d’un stade. Il est monument espace public, monument habité.
Il est aussi liberté issue de la « scholie », le loisir, l’école vraie, où hors du monde on se déprend des habitudes pour être mieux dans le monde. On s’en déprend par la contemplation, cette lecture riche de plaisir chantée par Leopardi. On se déprend car la marche, le degré repose de la tension du déséquilibre, nous abrite, elle est lieu où on habite. Puis soudain, le déséquilibre du pas sur le bord…
Mieux comprendre l’escalier nous permet de penser la signification et par là la valeur, sans prix, de l’espace public. Peut-être l’escalier en est-il l’élément le plus stable, le plus permanent, le mieux reconnu de tous par l’ouverture de sa signification. Mais cela semble tellement évident ! Et « les vérités les plus évidentes sont aussi les plus travesties (A. Camus).

Comme nous l’avons compris, l’escalier est legs, il nous relie à l’humanité dans la durée. Cette charge de signification nous permet de comprendre pourquoi un escalier d’Ostie, de Pompei, d’une ville en ruines nous émeut tant, nous fait sentir, éprouver la vie des hommes; ils sont là ces hommes, ils gravissent les marches ou ils les dévalent. Et dans les ruines, les escaliers privés sont devenus publics et le sens s’est affolé.

Nous allons bientôt conclure sur un projet, sur son dessin/dessein. Pensons un instant le plan, la carte. Nous avons observé que les escaliers métaphoriques mettaient à l’échelle la montagne, la ville étagée.
Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain. Alors remarquons que l’escalier met à l’échelle une carte mieux que n’importe quelle échelle graphique ou numérique, car on éprouve la carte; il ne se généralise pas, chaque marche est lieu, on ne peut le rendre abstrait et c’est pourquoi il est ignoré, si souvent absent des cartes, ou approximatif, si médiocrement traduit. Quand la carte le chasse, on sait que l’on n’est plus à l’échelle de l’homme. On ne lit un escalier que s’il est vrai. Il traverse les courbes de niveau et nous fait sentir l’ascension. Il est complexe, donc l’ennemi des banques de données numériques.

Il faudrait creuser la signification encore et encore, puis, sans doute, ordonner, classer mais nous avons déjà ouvert une brèche. Et, pour conclure, aiguisons la critique, quitte à nous égarer.

L’escalier définit l’espace, modérant/modulant la paroi. Il est à la fois voie, rue et limite, décor, il définit l’espace en l’agrandissant, en l’amplifiant, le débordant.
Alors on comprend que l’escalier de l’espace public, enfermé dans des grilles comme sur la Canebière à Marseille, puisse hurler sa souffrance plus encore que l‘église dont il est le socle, qu’il élève. Il appelle sa libération pour couler dans l’espace public et nous inviter. Alors libérons les escaliers et ouvrons les églises.

Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain. Voyons maintenant un projet de restructuration , requalification, « relookage » d’une place publique, à Turin, capitale fastueuse. Un parking souterrain sous une place publique riche d’histoire, d’évènements, la place de la multitude, la place au monde où fut versé le sang des citoyens lorsque la ville fut déchue de son titre de capitale. Le parking va « libérer » la surface de la place, offrant même un supplément de 110 places !
Escalier/lien/lieu: questionner la signification symbolique de l’espace public urbain. Quatre escaliers vont naître sur la place. Ils vont descendre vers le parking pour les usagers. Ils vont permettre l’« ascension » de ces quelques usagers, mais la multitude des citoyens, des lecteurs de ville, va subir, subir les brisures obliques, les trous. L’utilitaire va s’imposer à tous car l’utilitaire est connoté instantanément. Le coût réel du service rendu va être lourd. La place publique va boîter, chavirer, je ne pourrai plus vibrer sur cette place blessée, elle est condamnée et le discours techno-politique est triomphal, jouant avec les beaux arguments, comme l’histoire…
Et les somptueuses arcades risquent l’affadissement, transformées en espaces obscurs…

On a requalifié déqualifié.
L’escalier a été vidé de son sens, il est devenu contre-sens.
Agir ?

La Canebière pourra être libérée un jour.
Quand et comment libèrera t-on la piazza San Carlo et tant d’autres places ?

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