France russie

Le Priamar à Savona.
Lecture critique d’une forteresse assiégée.


In Between east and west : transposition of cultural systems and military technology of fortified landscapes edifir edizioni Firenze, 2012.



“La structure d’un lieu n’est pas une condition fixée, éternelle : d’habitude les lieux peuvent changer, parfois rapidement. Cela ne signifie pas que le genius loci doit nécessairement changer ou être perdu.” C. Norberg-Schulz
“Remonter à la source impensée dont le jaillissement demeure une promesse pour l’avenir.” M. Heidegger


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es forteresses entrent dans une des catégories du patrimoine bâti. Ce patrimoine exige des savoirs spécifiques dont peuvent découler des actions contribuant à la résistance aux multiples processus de dégradation.
Ces savoirs sont donc une source d’ouverture de l’esprit pour le projet.
Mais comment prendre la mesure de l’ampleur de ce projet ?

Les objets étudiés peuvent-ils en eux-mêmes suffire à déterminer la nature du projet duquel ils participent ? En quoi ce questionnement est-il fondamental quand les enjeux liés à la gestion du patrimoine sont énormes dans une période de l'histoire où tout va très vite, où le pouvoir de désagrégation du temps peut-être amplifié par celui du « progrès » ?
Ne sommes-nous pas témoins d’une réduction des points de vue alors même que se perfectionnent les moyens mis à notre disposition pour aiguiser notre regard ?

En portant notre attention sur l’avenir d’une forteresse, d’une seule forteresse, dans un contexte urbain unique, il est sans doute possible de nuancer plus généralement notre pensée quant au projet futur touchant à notre milieu, notre « paysage », celui que nous habitons, dimension essentielle de notre identité.
Il est ainsi fondamental de « tenir en sa garde » le caractère éthique de la pensée sur le patrimoine.

A la source de la pensée est la philosophie, et les flux des concepts qui tourbillonnent autour des savoirs sont appelés à les transcender pour amplifier leurs capacités réactives, afin de nous aider à agir.
C’est ainsi que, à l’image de C. Norberg-Schulz, qui cite souvent le philosophe Heidegger, l’ « historialité » peut trouver ici sa place pour porter en avant les savoirs.
Est historial « ce qui ouvre une histoire ».
Le « Priamar » à Savona est aujourd’hui le nom de la forteresse édifiée par les génois au XVIème siècle (figure 4). Mais ce nom d’origine antique, à caractère mystérieux (rocher poreux/mer ? Port ?), est celui d’un lieu où s’est ouverte l’histoire d’une cité au « devenir monde », au même titre que Gènes elle-même ou Marseille ou quelques autres cités fameuses.
L’histoire classique nous dévoile le destin de ce « Priamar », cœur d’une cité florissante au début du XVIème siècle. Les génois la punirent et le Priamar fut alors « coiffé » par une forteresse et le noyau de la cité de Savona disparut avec ses palais et sa cathédrale (figure 1).

Figure 1 : Le foisonnement de la première moitié du XVème siècle

Figure 1 : Le foisonnement de la première moitié du XVème siècle

Un glacis permit d’éloigner les murailles du reste de la ville (figure 2). Le cœur a été arraché à la ville.

Figure 2 : Savona dans son intégrité et la rupture

Figure 2 : Savona dans son intégrité et la rupture

Et l’histoire nous conduit à la forteresse d’aujourd’hui, patrimoine culturel, à vocation culturelle, dédiée aux musées, aux expositions, aux spectacles. Ce nouveau « lieu » est donc protégé. Et l’avenir ?
Mais est-ce vraiment un lieu ? Quel lieu ?

Revenons à ce qui a fait histoire…la naissance, le cœur d’une cité/port.
Le Priamar est aujourd’hui soigneusement coupé de la ville. L’essai de mise en valeur de vestiges est aussi un moyen de « geler » l’espace environnant, d’en faire une zone verte comme on les apprécie de nos jours.

Savona a perdu son centre il y a cinq siècles et…ne l’a pas retrouvé. Il y a eu la guerre, la violence et perdure cette violence, elle est même confortée par la reconnaissance de l’objet « forteresse du Priamar ».

Le Priamar est un repère/non repère. L’enseignement de Kevin Lynch nous a fait comprendre que le repère est essentiel dans la construction de l’image de la ville. La forteresse comme telle et comme représentation est un corps étranger, visible certes, impressionante même, mais hors ville, hors espace public urbain.
Et le repérage n’est pas seulement synonyme d’orientation dans la ville mais aussi représentation de l’ensemble urbain, liée à la valeur accordée aux lieux. Le Vieux Marseille d’origine grecque n’est pas le centre de la ville mais il en est l’âme. La forteresse en l’état ne saurait être l’âme de Savona.
Si nous considérons le passé du Priamar « sur le mode de son être provenant de son avenir » alors l’avenir appelle sans doute l’historial, ce qui a ouvert une histoire. Et alors seulement pourra émerger l’idée non plus d’un réaménagement à partir de la forteresse mais un projet à partir de la ville dans son intégrité, d’une reconquête donc de la forteresse, assiégée et même investie aujourd’hui par le vide de ses remords. Et comme l’écrit Vladimir Jankélévitch « le remords est impuissant parce que la révocation de l’irrévocable est impossible ». Alors ?
Cette reconquête a eu lieu un jour à Perugia, qui a subi un sort comparable et s’est « vengée ». Pourquoi pas à Savona ? Comment la ville pourrait-elle donner l’assaut à la forteresse pour reconquérir son centre et renforcer son être ? Et enrichir ainsi l’imaginaire des citoyens, acte fondamentalement politique par le surcroît de responsabilité qui en découle !

Mais dans ces conditions qu’en est-il du savoir sur la forteresse elle-même? Il est fondamental. Cette entité est et persistera. Elle ne sera pas détruite, nous sommes à une époque « responsable ». La forteresse pourra résister et du combat naîtra une entité nouvelle, sûrement pas une reconstitution du passé. On peut envisager une osmose avec la ville non livrée à la sédimentation aveugle mais à une sédimentation réfléchie, créatrice qui impose l’ampleur de la vision du futur.
Créatrice signifie aussi « art », « art de ville », qui diffère de l’architecture comme l’exprimait Kevin Lynch, sans doute provocation, déprésentification du « ON » pour ouvrir de nouvelles perspectives.
La lecture critique est à ce prix.
Et nous sommes inscrits dans l’hypercomplexité d’un questionnement.
Et pourtant… Un simple coup d’œil permet de percevoir le lien entre la porte de la forteresse et une ancienne rue de Savona, étroit couloir qui incite au lien par le dialogue des voies, la voie interne de la forteresse et l’étroit couloir de la rue, au-delà du glacis (voir figure 3).

Figure 3 : Le dialogue des voies

Figure n°3 : Le dialogue des voies

Et pourtant, la vision du « Priamar » nous donne le frisson (figure 4)! L’émotion est au rendez-vous et imaginons un nouveau foisonnement de vie autour et dans un Priamar/non forteresse, le frisson pourrait alors se rapprocher de celui que l’on éprouve à la vue ou à l’évocation du « Panier » de Marseille (les collines de Marseille antique) ou de l’antique quartier de Gènes.
Le frisson, le foisonnement, la vie…

La prise en compte de la dimension sensible, si chère au phénoménologue Henry Michel, a sans doute trouvé ici sa justification dans son lien nécessaire avec le savoir, dans un domaine où la pure science elle-même peut nous priver de pensée en collant trop à l’objet de son étude. Le « Priamar » et bien sûr chaque forteresse devenant « être », donc « lieu » ont beaucoup à nous enseigner.

Figure 4 : Priamar aujourd’hui

Figure n°4 : Priamar aujourd’hui

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